Parution du livre "Cercles d'onde" de Roger Judrin - 2023
Cercles d’onde.
Ce livre de Roger Judrin fut le dernier écrit. Il était achevé en 1998.
Dans les deux dernières années de sa vie son auteur le présentait à l’attention de son premier cercle, et voulait qu’il soit édité. Il savait que ce recueil d’aphorismes est abouti, qui jette un œil alerte sur les questions irriguant nos vies.
Cercles d’onde : titre qu’aimait Claudie Judrin, disparue au lendemain de la sortie du livre, titre qui est pure image, de l’effet produit par une pierre jetée à la surface homogène d’une nappe d’eau. La densité d’une pensée ramassée est comparée à la cohésion d’un petit caillou dont le lancer, figurant l’expression courte, génère un trouble régulier (ordonné) dans l’esprit du destinataire.
Le singulier d’ « onde » dit l’unité de l’esprit, mais le pluriel de « Cercles » suggère que le lecteur, troublé par le jet, sera entraîné dans l’idée vivante en mouvement.
Auteur et lecteur s’accordent par contact : des cercles s’engendrent les uns les autres, retentissement à la fois conséquent grâce à l’attention portée), et « diminuant » en raison de la nature de la mémoire : l’effet s’atténue jusqu’à s’évanouir, quoiqu’ en ayant nourri l’esprit. Ainsi la formule frappée à l’instant opportun quitte l’instant pour le durable.
Mais le caillou a été sculpté pour se perdre sans retour. Entropie de la communication : pas de place visible ouverte à un courrier des lecteurs. La monade semble n’avoir travaillé que pour elle-même. Cependant, secret de ce livre comme de ceux qui l’ont précédé, Roger Judrin aspire à une complicité avec son lecteur : tout n’est ici que recherche de séduction littéraire.
Le volume publié par Serge Safran n’est pas la énième démonstration d’un esprit brillant, mais la preuve que de l’alliance d’une méthode déterminée (la notation sur le vif) et d’une incandescence pérenne (la matière de Cercles d’onde fut en août 2023 qualifiée de « vif-argent » par Jérôme Garcin) peuvent naître des livres importants. Roger Judrin, à l’approche de ses quatre-vingt-dix ans, luttait avec la seule force de la finesse. Il avait appris, de lui-même et de la fréquentation assidue d’un panthéon d’auteurs, à frapper le clou. Entomologiste de la réalité morale et spéléologue de la littérature, il aimait étonner. Ici il cligne des yeux, nous regarde, et murmure avec jubilation : marchons ensemble, à l’aventure ; l’esprit n’est que ce qu’il ose, face à lui-même et pour les autres.
Roger Judrin, Cercles d’onde, Paris, Serge Safran éditeur, 2023, 239 p., 21 €
Presse :
- article d'Eric Dussert paru dans "Le Matricule des anges" en juin 2023 (voir l'article)
- extrait de celui de Jérôme Garcin qui concerne ce livre dans "L'Obs" du 10 août 2023 (voir l'extrait)
Convocation à l'Assemblée Générale 2022
Nous avons le plaisir de vous convier à l’Assemblée Générale annuelle du Cercle, qui se tiendra chez Claudie Judrin - 8, Rue du Général de Castelnau, 75015 Paris.
le samedi 26 novembre 2022 à 15 h 00
Souscription pour la publication de "Cercles d'onde"
Le dernier livre de Roger Judrin : "Cercles d'onde", inédit à l'impression, paraîtra chez Serge Safran Editeur à la veille de l'été.
Il est disponible en pré-commande, sur souscription.
"A son décès en 2000 Roger Judrin laissait un livre parfaitement paré pour l’aventure de l’édition. Pensées détachées, promenades de l’esprit, libre examen de toutes les suggestions de la réflexion, de l’expérience, des sentiments et de la lecture, une nouvelle fois, une fois encore, une fois dernière, sans que ces ondes n’achèvent rien. Tout commence, au contraire. Un caillou est lancé, un œil vif dirigé sur une question, un être, une œuvre, et la grande affaire merveilleuse de l’intelligence et de la sensibilité muées en mots peut recommencer." ...
Annulation de l'AG 2022 (juin) et quelques nouvelles...
Chers sociétaires,
Les forces me manquèrent pour confirmer hier le report de notre Assemblée. Mais j’ai pu joindre par téléphone quelques uns d’entre vous.
Nous penserons ce semestre à proposer une date favorable à nos retrouvailles.
Nous nous attachons maintenant dans l’atelier à la préparation de la publication de Cercles d’onde.
Claudie a été ravie d’entendre lecture d’une page de Christiane Rancé, Dictionnaire amoureux des Saints, Dessins d’Alain Bouldouyre, Paris, Plon, 2019, p. 386 (l’article suit l’article « Joseph », et précède l’article « Kowalska, Faustine (1905-1938) »).
Pour son bonheur et pour le nôtre nous donnons ici cette entrée :
Judrin, Roger (1909-2000)
Pour cette pensée :
“Ce qui distingue les saints d’avec les héros profanes, c’est que, lions au-dehors, agneaux au-dedans, ils sont comme étrangers à ce qu’ils ont de meilleur.”
Et celle-ci :
“Le bonheur d’être un saint passe par le malheur d’être un martyr. Car l’humilité chrétienne n’est pas un paratonnerre ni la modération d’un regard désarmé, mais le sentiment de pouvoir en Dieu tout ce dont soi-même on est incapable. Comment se vanter d’avoir accompli l’œuvre d’un autre et d’être la main dont il est la tête ? Comment, en revanche, ne pas se réjouir, quand on n’était rien, de devenir l’instrument de quelque chose ?”
Et encore :
“Le véritable sacrifice a les dehors de la joie, parce qu’il en est une. François d’Assise, qui de tous les saints a de plus près imité son Maître, brille d’allégresse et de paradis. Personne, avec un éclat si naïf, n’a mieux rendu aux béatitudes cette façon qu’elles ont de rire dans les larmes.”
Petit concours : d’où sont issues ces citations ? Christiane Rancé ne le dit pas. Couronne de lauriers au limier le plus rapide.
Nous restons à disposition et osons rappeler à chacun notre espérance de collecter des cotisations, vitales pour la pérennité de notre Cercle.
Recevez, chers sociétaires, l’assurance de notre vive amitié.
Jacques Message,
pour le bureau du Cercle des lecteurs de Roger Judrin
Présentation du livre "Roger Judrin, Cour et jardin"
Samedi 18 mars 2017
( vidéo Christine Tuillier )
Extraits filmés lors de la présentation du livre " Roger Judrin, Cour et jardin " Spicilège coordonné par Jacques Message, Evelyne Lerouge et Guy Mahler. Lecture de textes par Daphné Proisy et Michael Lonsdale à la Bibliothèque Saint-Corneille, Compiègne. "Aphorismes musicaux" Isabelle Rémy, violoniste.
Samedi 18 mars 2017
Eric de VALROGER
Adjoint au Maire à la Culture
Vice-Président du Conseil Départemental de l’Oise
Les Présidents du Cercle des Lecteurs de Roger Judrin
et de l’Association des Anciens Elèves du Collège de Compiègne
et du Lycée Pierre d’Ailly
ont eu le plaisir de vous convier à la
présentation du livre
" Roger Judrin, Cour et jardin "
paru aux Editions de la Librairie du Labyrinthe
Lecture de textes par Daphné PROISY et Michael LONSDALE
Intermèdes musicaux d’Isabelle RÉMY, violoniste
Salle Michèle Le Chatelier - Bibliothèque Saint-Corneille place du Change à Compiègne
"Roger Judrin - un professeur d'exception" - Article paru dans le magazine l'Ardoise n° 17
Dans le numéro 17 du magazine l'Ardoise est paru l'article :
Roger Judrin - "Un professeur d'exception"
Nous le reproduisons ici avec leur aimable autorisation.
Reportage vidéo - Assemblée générale 2016
Le Cercle des Lecteurs de Roger Judrin se retrouve une fois par an pour l'assemblée générale de l'association. Cette réunion c'est l'occasion de faire le point sur l'actualité de Roger Judrin, écrivain et auteur d'aphorismes, mais c'est aussi la possibilité de proposer une ou plusieurs lectures en conclusion de cette assemblée.
Extraits de la correspondance entre Dominique Aury et Roger Judrin.
( vidéo Christine Tuillier )
Roger Judrin par lui-même
MES VOIES (La rumeur de l’amour, Quimper, Calligrammes, 1988)
« J’avais treize ans quand ma langue me parla. Mais l’enchantement datait de plus loin. Un soir d’enfant tout illuminé d’opéra, les paroles de Carmen, portées par la musique, m’avaient frappé d’un charme dont j’entretins l’écho, durant une semaine, par une déclamation forcenée. J’avais reçu des mots, pour la première fois, l’amour de leur majesté pathétique. Il me sembla que l’usage de la vie les déshonorait. Les divinités du théâtre m’avaient rendu si précieuse la mélopée du récit que je trouvai désormais écolières et plates les descriptions que nous infligeaient nos maîtres.
Vint pourtant celui qui, sous des auspices bizarres, m’ouvrit les portes de la prose. Il se nommait Bouchard. Grand clerc, mais comme enveloppé de modestie, pendu au ruban noir de ses lunettes, il bredouillait les phrases de Chateaubriand sans en altérer la cadence. Il me permit d’oser, en latin même, de prêter aux vers flexibles de Virgile les tendres fureurs de Didon. Il me parla d’Eupalinos, qu’il préférait à Platon. Le chemin d’un royaume étroit et pur m’était frayé.
Charles Georgin, de qui la grammaire grecque courait alors par toutes les mains, m’ouvrit Montaigne et, dans la verdeur de ses verves, dans la liberté de sa source, la force d’une langue dont la splendeur familière ne séparait pas le jeu de l’expression d’avec la profondeur, ni la naïveté des termes d’avec la pénétration des vues.
L’étoile voyagère parut m’avoir trahi quand, tout un an, je fus abasourdi du cours in- folio que martelait un ergoteur à la douzaine dont le jargon m’éloigna pour jamais du vomissement tudesque des sophistes. Cependant les demi-jours de Leibnitz avaient sauvé du naufrage ce que ma monade conservait encore d’invinciblement sec.
Elle entra chez Alain sans le savoir. La bénédiction, qui dura quatre ans, s’étendit à ma vie. C’était dans un homme solide et terreux jusque dans ses ailes, que j’avais rencontré un philosophe.
Il ne semblait pas que sa canne eût soutenu quarante ans de vertiges. Le héros tranquille d’une foi sans dieu et d’une fermeté sans faste labourait la pensée dans la paix d’un soc indomptable et brillant. Une voix douce, et qui se cherchait, sortait de ce coffre à avoine comme si le refus du corps en eût été l’âme. Rarement parole mieux française avait tiré de l’approbation des grands livres la surprise de leur nouveauté. L’amour ôtait des voiles au mystère public d’Homère et de Descartes, de Balzac et de Kant. Nous découvrions dans ce que tout le monde avait cru savoir ce dont personne ne s’était nourri. Les sots, trop occupés à gloser, à mordre et à chicaner, trahissent l’esprit à proportion qu’ils se piquent d’en avoir. Une suffisance d’évaporés et de parvenus s’égaye aux dépens des textes qu’elle effleure. J’ai appris d’Alain que la malice et la raillerie, auxquelles j’étais porté, dénotaient l’impertinence de la bêtise. Car enfin le monde est vrai tel qu’il paraît, le physicien a raison, les fils d’or et de soie dont la piété des Indes aspire à se dépouiller sont des prestiges de gymnosophistes. Alain trouvait en lui-même assez d’imagination pour s’en défier. Auguste Comte, qui, plus que Lagneau, fut son maître, n’avait retenu de l’amour et du Christ qu’un attachement civil à la sainteté du calendrier profane des grands hommes. C’est par ce biais sobrement héroïque et dévotement laïque, mais visant toujours à la force d’âme, qu’Alain fut un apôtre intrépide du vouloir juste et de l’honneur. Ennemi du pouvoir, et partant citoyen passionné, libre et pourtant soldat de la liberté, il fut notre Socrate, et prêt, comme l’autre, à la ciguë.
J’ignorai d’abord qu’il était son propre Platon. J’appris de ses singes à le connaître. La classe tirait copie des marottes de l’excellent écrivain qui, dès Rouen, changeant l’huître en perle, s’était taillé dans une feuille volante un à-propos de réflexion. L’impromptu est la récompense d’un esprit mûr. La chiquenaude du jour se coule dans le bronze de l’attention. Le souffle haletant du métier sied bien à la lampe du soir, et l’épuisement de la parole au silence de la plume ; la sienne s’enrichissait d’être fertile à petits coups, n’eût été le serment impossible à tenir d’une régularité sans bourre et d’un génie inextinguible. La ferveur, hélas ! d’une adoratrice l’a privé du discernement que le moindre émondeur des jardiniers doit à l’humilité de la serpe.
En mon particulier, je fus un tigre obéissant et plus disciple au-dedans qu’élève affiché.
Mon goût violent d’écrire avait été si naïvement précoce que je lus mon destin dans mon encre.
Je devinais, d’après le redoutable bonheur que j’avais d’être essentiel, que, ni la curiosité paresseuse du roman, ni les dragées en papillotes de la mode et de l’événement, ni les chaleurs de foie que donnent aux ambitions lucratives les démangeaisons de la politique, ni les travaux écoliers de l’érudition, n’étaient mon vrai ballot.
Deux sortes d’auteurs sont promis aux publics très inégaux dont ils sont à la fois l’image et l’aiguillon.
Les uns sont courts, nerveux, difficiles par l’éclat de leur nuit, par les nœuds du style et par la force de leur suc. On les lit peu ; on les relit beaucoup. Ils triomphent obscurément dans le poème, dans l’essai, dans la nouvelle, et quelquefois sur le théâtre ou dans la critique.
Les seconds inondent le papier du génie qu’ils ont de la circonstance et du détail, du vent de poupe et des eaux courantes, du frottement des musiques et du dictionnaire des rues. Ils sont les miroirs du sexe et les caméléons de l’instant. Rien de ce qui s’imprime n’est étranger aux commodités de l’écho. L’or même se change en plomb dans les mains de gloire du tambourinage universel.
L’admiration que j’avais pour les sécheresses voluptueuses de La Jeune Parque me détourna bientôt d’être le fils de Mallarmé.
J’aimais trop les Odes de Claudel pour ajouter aux versets de Saint-John Perse l’ampleur obscure d’une troisième voix.
En revanche, par la flamme d’un beau dépouillement, Copeau et Jouvet rendaient à la scène la vertu des mots. Le théâtre un moment osa préférer la parole de l’écriture au veau d’or des tapissiers, des imagiers et des maîtres de ballet. Claudel et Giraudoux sortirent du carton. Des poètes trouvèrent un remède au tumulte de leur âme dans le pile et face où l’Esprit s’oppose à l’Esprit dans le Livre qu’avait ouvert Job, et qui ne s’est jamais fermé.
On joua pour l’oreille, aux frais de l’Etat, plusieurs pièces que j’avais écrites ; l’une d’elles, qui avait pour titre Au commencement était la haine, tomba sous les yeux de Paulhan, qui l’aima. Toutefois je reçus du guide, qui officiait debout, en compagnie de sa femme, de l’autre côté d’une table étroite et longue, l’avis que j’étais né moraliste, et qu’on le devenait à l’âge de quarante ans.
Il m’en restait vingt à remplir d’un loisir très occupé.
Je fus arraché à ce noviciat secret par le vacarme d’abord presque muet d’une guerrette qui, changée en désastre, me mit en cage à Trèves, sur le mont Pétrus, puis en Poméranie.
Dans l’exil et l’orage, à l’ombre des barreaux et des baraques, je me bâtis des solitudes où je crayonnais des vers et la tragédie de Bethsabée.
Un coup miraculeux d’une époque absurde, que Dieu m’expliquait, me rendit à ma femme, à une forêt de paradis, et à la poussière enflammée d’un collège où le bonheur me cloua pendant quarante ans.
Je n’avais pas oublié la prophétie de Paulhan. A l’heure qu’il avait nommée, je lui remémorai ma première visite. L’ardeur de ma patience le frappa. Il essaya ma force sur un livre d’Huxley qui s’appelait Les diables de Loudun. Nous ne nous quittâmes plus jusqu’à sa mort. Jamais commerce d’esprits ne fut plus égal, ni d’une chaleur plus nourrie de sa propre braise. Je trouvai ma liberté dans mon obéissance, comme dans mon ménage ou dans ma classe, voire sous les tours de guet du Nouveau Brandebourg. Tout livre à examiner m’était bon par sa substance et pour la mienne ; il avait quelque chose à me dire et à me faire dire. L’assiduité m’éperonnait comme elle rebute la plupart des hommes. J’ai tant d’appétit, et si naturel, que la fourchette molle m’est inconnue. Mes dégoûts prennent aussitôt la forme de la colère, et la colère a un goût.
Ma sincérité, sous le bouclier hardi et toujours présent de Paulhan, coûta cher à la vogue, que je ne souhaitais pas.
De bons esprits, dont j’estimais l’estime, firent état de mon premier livre, intitulé « Dépouille d’un serpent », où je m’abrégeais pour m’oublier. Cet ouvrage fut mis au jour, non pas chez Gallimard, malgré Paulhan, mais chez Lindon, grâce à Paulhan. Déjà la puissante boutique de Gaston l’était trop pour laisser mûrir à ses frais les fruits de la patience. Toutefois la grande ombre de Paulhan et la fidélité de ma truelle au bâtiment de la Revue, firent avaler à l’illustre fabrique une dizaine d’essais et de nouvelles dont s’appuie encore ma réputation.
Pendant cette surprenante joute sur la braise que fut, en 1968, la révolte légère et profonde du printemps des écoliers, j’employai mes loisirs forcés à composer Le journal d’une monade, où, me regardant moi-même dans le miroir des événements, je découvrais, dehors et dedans, ce que j’avais d’immuable et de transitoire. Ce fut la seconde dépouille de mon serpent.
Le corollaire en fut un portrait continué, mais abécédaire, que Georges Roditi introduisit chez Plon, sous le nom de Goûts et couleurs. Il sortait de ma meilleure plume. Claude Gallimard l’avait fait accrocher par son vieux père.
Depuis que m’avait remué le tumulte politique des professeurs, je songeais à me rendre historien de mon histoire, comme Tacite l’avait été de la sienne. Je m’imitai en lui dans Feu nos maîtres où j’enterrai les princes qui auraient pu être mes fossoyeurs. Je dus à Laudenbach l’impression de leurs épitaphes, puis, parmi mes Boussoles, Encre sur encre, où s’achevaient mes Moralités littéraires.
Paulhan, si nécessaire à mon affection, plus par sa personne que par sa parole ou par ses écrits, avait été le modèle d’un portrait, dont il sentit la justesse et l’appât, bien qu’il n’y trouvât pas des égards assez vifs pour cette queue des Fleurs de Tarbes où s’enfonçait sa patience.
Peut-être qu’il était deux fois rare d’avoir longuement parlé d’un auteur et d’un ami vivant sans lui complaire et sans lui déplaire. Après la mort de Paulhan, j’osai renouveler ce petit miracle dans mes Vingt-trois lettres à Marcel Arland.
La rue Sébastien-Bottin devint pour moi presque déserte. Comme en mes lents commencements, je travaillais sans être imprimé lorsqu’à la faveur de Jacques Chessex, la naissante édition de « l’Aire », à Lausanne, rencontra dans Michel Moret un tenant intrépide de Ténèbres d’or. Cet ouvrage, qui a pour pivot la vieillesse, est le premier d’un genre où je m’étais toujours exercé sans y prétendre. Je faisais des maximes comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.
Au vrai, j’obéissais au tour de mon esprit dont la sonde est prompte ; l’image y naît avec l’idée et le sens avec le son. J’aime le bronze des proverbes et j’en déteste l’artillerie. Ce sont les coups blancs d’excellents canons. Ce sont des machines à penser qui ne pensent plus. Hippocrate avait donné le nom d’aphorismes, c’est-à-dire de définitions, à des préceptes de médecine que leur brièveté rendait mémorables et leur exactitude exemplaires. Ensuite la langue latine, entre toutes impérieuse et serrée, grava longtemps les médailles des rois. Mais les sentences de la morale, en tombant dans l’oreille publique, se réduisirent en des recettes dont la monnaie s’usa avec les gros sous de la réflexion.
Ce fut La Rochefoucauld qui inventa la maxime. Il en fit une philosophie littéraire, dont le système est l’expérience d’un homme et l’expression la langue commune au petit nombre des personnes qui s’examinent. S’il arrive que la rigueur se marie aux images, la prose atteint parfois à la poésie.
La Rochefoucauld n’eut pas de second. Ceux qu’on tint pour ses héritiers n’ont pas voulu l’être. Chamfort, Rivarol et Joubert sont des voix d’outre-tombe. C’est l’amitié, dont on connaît les noms, qui les a arrachées au sépulcre.
Or il m’a paru que notre siècle, apparemment si brouillé avec le sens intime et l’autorité des jugements, fermait l’oreille à la rumeur inouïe des mœurs que n’ont cessé de culbuter la chimie et la chirurgie. Ces prodigieuses secousses appellent la plume d’observateurs agiles, et point du tout prêcheurs, ailés et brillants plutôt que doctes et docteurs, forçant l’attention sans enfler le ton, non moins poètes enfin que prosateurs.
Déjà ces voyageurs aux pieds légers qui vivent comme s’ils se hâtaient de mourir, et que la fureur de l’or dépêche par avions d’un bout à l’autre de la planète, reçoivent des murs et des affiches, du titre des journaux et du papillotage des enseignes, les recettes de leurs propos et les préceptes de leur trémoussement. Les devises des marchands et des politiques sont l’âme des troupeaux qu’elles régentent. Jusqu’à l’élection de nos maîtres est suspendue à la formule de leurs engagements.
Vu que la turelure et le refrain sont la musique des multitudes, il faut dorénavant que la parole s’abrège pour nous toucher. Voilà qu’une manière d’épilepsie redevient une maladie sacrée. Témoin les extraits qu’ont tiré d’eux-mêmes et de nous Valéry, Perros et Cioran. J’appartiens à leur confrérie. Les remarques me sont plus chères que le discours, et la phrase que la page, et la ligne que son développement. Ce travers du siècle m’est un délice, que je vous prie de me pardonner. Bernard Guillemot l’a déjà fait dix fois en dix livres, depuis que son amitié l’aveugle et m’illumine ».