A propos de Roger Judrin

Portrait par lui-même

MES VOIES (La rumeur de l’amour, Quimper, Calligrammes, 1988)

« J’avais treize ans quand ma langue me parla. Mais l’enchantement datait de plus loin. Un soir d’enfant tout illuminé d’opéra, les paroles de Carmen, portées par la musique, m’avaient frappé d’un charme dont j’entretins l’écho, durant une semaine, par une déclamation forcenée. J’avais reçu des mots, pour la première fois, l’amour de leur majesté pathétique. Il me sembla que l’usage de la vie les déshonorait. Les divinités du théâtre m’avaient rendu si précieuse la mélopée du récit que je trouvai désormais écolières et plates les descriptions que nous infligeaient nos maîtres.

Vint pourtant celui qui, sous des auspices bizarres, m’ouvrit les portes de la prose. Il se nommait Bouchard. Grand clerc, mais comme enveloppé de modestie, pendu au ruban noir de ses lunettes, il bredouillait les phrases de Chateaubriand sans en altérer la cadence. Il me permit d’oser, en latin même, de prêter aux vers flexibles de Virgile les tendres fureurs de Didon. Il me parla d’Eupalinos, qu’il préférait à Platon. Le chemin d’un royaume étroit et pur m’était frayé.

...

Charles Georgin, de qui la grammaire grecque courait alors par toutes les mains, m’ouvrit Montaigne et, dans la verdeur de ses verves, dans la liberté de sa source, la force d’une langue dont la splendeur familière ne séparait pas le jeu de l’expression d’avec la profondeur, ni la naïveté des termes d’avec la pénétration des vues.

L’étoile voyagère parut m’avoir trahi quand, tout un an, je fus abasourdi du cours in- folio que martelait un ergoteur à la douzaine dont le jargon m’éloigna pour jamais du vomissement tudesque des sophistes. Cependant les demi-jours de Leibnitz avaient sauvé du naufrage ce que ma monade conservait encore d’invinciblement sec.

Elle entra chez Alain sans le savoir. La bénédiction, qui dura quatre ans, s’étendit à ma vie. C’était dans un homme solide et terreux jusque dans ses ailes, que j’avais rencontré un philosophe.

Il ne semblait pas que sa canne eût soutenu quarante ans de vertiges. Le héros tranquille d’une foi sans dieu et d’une fermeté sans faste labourait la pensée dans la paix d’un soc indomptable et brillant. Une voix douce, et qui se cherchait, sortait de ce coffre à avoine comme si le refus du corps en eût été l’âme. Rarement parole mieux française avait tiré de l’approbation des grands livres la surprise de leur nouveauté. L’amour ôtait des voiles au mystère public d’Homère et de Descartes, de Balzac et de Kant. Nous découvrions dans ce que tout le monde avait cru savoir ce dont personne ne s’était nourri. Les sots, trop occupés à gloser, à mordre et à chicaner, trahissent l’esprit à proportion qu’ils se piquent d’en avoir. Une suffisance d’évaporés et de parvenus s’égaye aux dépens des textes qu’elle effleure. J’ai appris d’Alain que la malice et la raillerie, auxquelles j’étais porté, dénotaient l’impertinence de la bêtise. Car enfin le monde est vrai tel qu’il paraît, le physicien a raison, les fils d’or et de soie dont la piété des Indes aspire à se dépouiller sont des prestiges de gymnosophistes. Alain trouvait en lui-même assez d’imagination pour s’en défier. Auguste Comte, qui, plus que Lagneau, fut son maître, n’avait retenu de l’amour et du Christ qu’un attachement civil à la sainteté du calendrier profane des grands hommes. C’est par ce biais sobrement héroïque et dévotement laïque, mais visant toujours à la force d’âme, qu’Alain fut un apôtre intrépide du vouloir juste et de l’honneur. Ennemi du pouvoir, et partant citoyen passionné, libre et pourtant soldat de la liberté, il fut notre Socrate, et prêt, comme l’autre, à la ciguë.

J’ignorai d’abord qu’il était son propre Platon. J’appris de ses singes à le connaître. La classe tirait copie des marottes de l’excellent écrivain qui, dès Rouen, changeant l’huître en perle, s’était taillé dans une feuille volante un à-propos de réflexion. L’impromptu est la récompense d’un esprit mûr. La chiquenaude du jour se coule dans le bronze de l’attention. Le souffle haletant du métier sied bien à la lampe du soir, et l’épuisement de la parole au silence de la plume ; la sienne s’enrichissait d’être fertile à petits coups, n’eût été le serment impossible à tenir d’une régularité sans bourre et d’un génie inextinguible. La ferveur, hélas ! d’une adoratrice l’a privé du discernement que le moindre émondeur des jardiniers doit à l’humilité de la serpe.

En mon particulier, je fus un tigre obéissant et plus disciple au-dedans qu’élève affiché.

Mon goût violent d’écrire avait été si naïvement précoce que je lus mon destin dans mon encre.

Je devinais, d’après le redoutable bonheur que j’avais d’être essentiel, que, ni la curiosité paresseuse du roman, ni les dragées en papillotes de la mode et de l’événement, ni les chaleurs de foie que donnent aux ambitions lucratives les démangeaisons de la politique, ni les travaux écoliers de l’érudition, n’étaient mon vrai ballot.

Deux sortes d’auteurs sont promis aux publics très inégaux dont ils sont à la fois l’image et l’aiguillon.

Les uns sont courts, nerveux, difficiles par l’éclat de leur nuit, par les nœuds du style et par la force de leur suc. On les lit peu ; on les relit beaucoup. Ils triomphent obscurément dans le poème, dans l’essai, dans la nouvelle, et quelquefois sur le théâtre ou dans la critique.

Les seconds inondent le papier du génie qu’ils ont de la circonstance et du détail, du vent de poupe et des eaux courantes, du frottement des musiques et du dictionnaire des rues. Ils sont les miroirs du sexe et les caméléons de l’instant. Rien de ce qui s’imprime n’est étranger aux commodités de l’écho. L’or même se change en plomb dans les mains de gloire du tambourinage universel.

L’admiration que j’avais pour les sécheresses voluptueuses de La Jeune Parque me détourna bientôt d’être le fils de Mallarmé.

J’aimais trop les Odes de Claudel pour ajouter aux versets de Saint-John Perse l’ampleur obscure d’une troisième voix.

En revanche, par la flamme d’un beau dépouillement, Copeau et Jouvet rendaient à la scène la vertu des mots. Le théâtre un moment osa préférer la parole de l’écriture au veau d’or des tapissiers, des imagiers et des maîtres de ballet. Claudel et Giraudoux sortirent du carton. Des poètes trouvèrent un remède au tumulte de leur âme dans le pile et face où l’Esprit s’oppose à l’Esprit dans le Livre qu’avait ouvert Job, et qui ne s’est jamais fermé.

On joua pour l’oreille, aux frais de l’Etat, plusieurs pièces que j’avais écrites ; l’une d’elles, qui avait pour titre Au commencement était la haine, tomba sous les yeux de Paulhan, qui l’aima. Toutefois je reçus du guide, qui officiait debout, en compagnie de sa femme, de l’autre côté d’une table étroite et longue, l’avis que j’étais né moraliste, et qu’on le devenait à l’âge de quarante ans.

Il m’en restait vingt à remplir d’un loisir très occupé.

Je fus arraché à ce noviciat secret par le vacarme d’abord presque muet d’une guerrette qui, changée en désastre, me mit en cage à Trèves, sur le mont Pétrus, puis en Poméranie.
Dans l’exil et l’orage, à l’ombre des barreaux et des baraques, je me bâtis des solitudes où je crayonnais des vers et la tragédie de Bethsabée.

Un coup miraculeux d’une époque absurde, que Dieu m’expliquait, me rendit à ma femme, à une forêt de paradis, et à la poussière enflammée d’un collège où le bonheur me cloua pendant quarante ans.

Je n’avais pas oublié la prophétie de Paulhan. A l’heure qu’il avait nommée, je lui remémorai ma première visite. L’ardeur de ma patience le frappa. Il essaya ma force sur un livre d’Huxley qui s’appelait Les diables de Loudun. Nous ne nous quittâmes plus jusqu’à sa mort. Jamais commerce d’esprits ne fut plus égal, ni d’une chaleur plus nourrie de sa propre braise. Je trouvai ma liberté dans mon obéissance, comme dans mon ménage ou dans ma classe, voire sous les tours de guet du Nouveau Brandebourg. Tout livre à examiner m’était bon par sa substance et pour la mienne ; il avait quelque chose à me dire et à me faire dire. L’assiduité m’éperonnait comme elle rebute la plupart des hommes. J’ai tant d’appétit, et si naturel, que la fourchette molle m’est inconnue. Mes dégoûts prennent aussitôt la forme de la colère, et la colère a un goût.

Ma sincérité, sous le bouclier hardi et toujours présent de Paulhan, coûta cher à la vogue, que je ne souhaitais pas.

De bons esprits, dont j’estimais l’estime, firent état de mon premier livre, intitulé « Dépouille d’un serpent », où je m’abrégeais pour m’oublier. Cet ouvrage fut mis au jour, non pas chez Gallimard, malgré Paulhan, mais chez Lindon, grâce à Paulhan. Déjà la puissante boutique de Gaston l’était trop pour laisser mûrir à ses frais les fruits de la patience. Toutefois la grande ombre de Paulhan et la fidélité de ma truelle au bâtiment de la Revue, firent avaler à l’illustre fabrique une dizaine d’essais et de nouvelles dont s’appuie encore ma réputation.

Pendant cette surprenante joute sur la braise que fut, en 1968, la révolte légère et profonde du printemps des écoliers, j’employai mes loisirs forcés à composer Le journal d’une monade, où, me regardant moi-même dans le miroir des événements, je découvrais, dehors et dedans, ce que j’avais d’immuable et de transitoire. Ce fut la seconde dépouille de mon serpent.

Le corollaire en fut un portrait continué, mais abécédaire, que Georges Roditi introduisit chez Plon, sous le nom de Goûts et couleurs. Il sortait de ma meilleure plume. Claude Gallimard l’avait fait accrocher par son vieux père.

Depuis que m’avait remué le tumulte politique des professeurs, je songeais à me rendre historien de mon histoire, comme Tacite l’avait été de la sienne. Je m’imitai en lui dans Feu nos maîtres où j’enterrai les princes qui auraient pu être mes fossoyeurs. Je dus à Laudenbach l’impression de leurs épitaphes, puis, parmi mes Boussoles, Encre sur encre, où s’achevaient mes Moralités littéraires.

Paulhan, si nécessaire à mon affection, plus par sa personne que par sa parole ou par ses écrits, avait été le modèle d’un portrait, dont il sentit la justesse et l’appât, bien qu’il n’y trouvât pas des égards assez vifs pour cette queue des Fleurs de Tarbes où s’enfonçait sa patience.

Peut-être qu’il était deux fois rare d’avoir longuement parlé d’un auteur et d’un ami vivant sans lui complaire et sans lui déplaire. Après la mort de Paulhan, j’osai renouveler ce petit miracle dans mes Vingt-trois lettres à Marcel Arland.

La rue Sébastien-Bottin devint pour moi presque déserte. Comme en mes lents commencements, je travaillais sans être imprimé lorsqu’à la faveur de Jacques Chessex, la naissante édition de « l’Aire », à Lausanne, rencontra dans Michel Moret un tenant intrépide de Ténèbres d’or. Cet ouvrage, qui a pour pivot la vieillesse, est le premier d’un genre où je m’étais toujours exercé sans y prétendre. Je faisais des maximes comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.

Au vrai, j’obéissais au tour de mon esprit dont la sonde est prompte ; l’image y naît avec l’idée et le sens avec le son. J’aime le bronze des proverbes et j’en déteste l’artillerie. Ce sont les coups blancs d’excellents canons. Ce sont des machines à penser qui ne pensent plus. Hippocrate avait donné le nom d’aphorismes, c’est-à-dire de définitions, à des préceptes de médecine que leur brièveté rendait mémorables et leur exactitude exemplaires. Ensuite la langue latine, entre toutes impérieuse et serrée, grava longtemps les médailles des rois. Mais les sentences de la morale, en tombant dans l’oreille publique, se réduisirent en des recettes dont la monnaie s’usa avec les gros sous de la réflexion.

Ce fut La Rochefoucauld qui inventa la maxime. Il en fit une philosophie littéraire, dont le système est l’expérience d’un homme et l’expression la langue commune au petit  nombre des personnes qui s’examinent. S’il arrive que la rigueur se marie aux images, la prose atteint parfois à la poésie.

La Rochefoucauld n’eut pas de second. Ceux qu’on tint pour ses héritiers n’ont pas voulu l’être. Chamfort, Rivarol et Joubert sont des voix d’outre-tombe. C’est l’amitié, dont on connaît les noms, qui les a arrachées au sépulcre.

Or il m’a paru que notre siècle, apparemment si brouillé avec le sens intime et l’autorité des jugements, fermait l’oreille à la rumeur inouïe des mœurs que n’ont cessé de culbuter la chimie et la chirurgie. Ces prodigieuses secousses appellent la plume d’observateurs agiles, et point du tout prêcheurs, ailés et brillants plutôt que doctes et docteurs, forçant l’attention sans enfler le ton, non moins poètes enfin que prosateurs.

Déjà ces voyageurs aux pieds légers qui vivent comme s’ils se hâtaient de mourir, et que la fureur de l’or dépêche par avions d’un bout à l’autre de la planète, reçoivent des murs et des affiches, du titre des journaux et du papillotage des enseignes, les recettes de leurs propos et les préceptes de leur trémoussement. Les devises des marchands et des politiques sont l’âme des troupeaux qu’elles régentent. Jusqu’à l’élection de nos maîtres est suspendue à la formule de leurs engagements.

Vu que la turelure et le refrain sont la musique des multitudes, il faut dorénavant que la parole s’abrège pour nous toucher. Voilà qu’une manière d’épilepsie redevient une maladie sacrée. Témoin les extraits qu’ont tiré d’eux-mêmes et de nous Valéry, Perros et Cioran. J’appartiens à leur confrérie. Les remarques me sont plus chères que le discours, et la phrase que la page, et la ligne que son développement. Ce travers du siècle m’est un délice, que je vous prie de me pardonner. Bernard Guillemot l’a déjà fait dix fois en dix livres, depuis que son amitié l’aveugle et m’illumine ».

 

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Portrait par Georges Perros

Portrait de Roger Judrin par Georges Perros...

Papiers collés II. Editions Gallimard ; Paris, 1973. pp. 287 à 291. (avec autorisation de l’éditeur)

 

L’ombre verte.

 

Roger Judrin et moi sommes voisins de revue depuis pas mal d’années. Comme il arrive souvent entre voisins, on se connaît peu.
A peine aura-t-on arpenté côte à côte un coin du Boulevard Saint- Germain, un jour assez lointain, au sortir peut-être, d’une de ces réunions auxquelles nous conviaient régulièrement Jean Paulhan et Marcel Arland. Il y avait là, jeunes, de futures célébrités. Mais tous n’étaient encore qu’à leurs débuts, comme on dit à la Comédie- Française. Il faut faire ses débuts. On peut même passer sa vie à les faire. Depuis, naturellement, la plupart de ces piles en puissance ont fait leur chemin, les unes par-ci, les autres par-là... Roger Judrin n’a pas changé. Et j’ai été étonné, lisant le Journal d’une monade, d’apprendre son âge. Soixante ans, pas croyable ! Ce n’est pas vieux, soit, mais enfin cela donne, je ne sais pas, moi, un certain poids. Peut, à la rigueur, en imposer. Rien de tel avec Judrin. Qui semble avoir une sainte frousse des adultes, et combien le sont – adultes – à trois ans et demi ! Il écrit comme un gosse, gracieusement appliqué, gourmand, amateur au sens connaisseur, heureux de ce geste solitaire qui porte la main à la plume sur une feuille de papier. Soucieux de perfection, mais nerveux, mais travaillant à chaud. A le lire vite, on pourrait le soupçonner de mijoter, de cuisiner longuement ses plats de résistance, il a une manière d’enfiler les phrases qu’on finit par en avoir les yeux brouillés. Par ne plus distinguer, tant cette poudre a d’éclat. Mais il emploie une expression qui dit bien le phénomène : flamme haletante.

...


Voilà, c’est cela. Comme s’il suçait à petits coups, reprenant souffle après chaque courte lampée, remettant sans cesse son projet d’éclaircissement sur le métier, par extrême jubilation, si bien qu’on ne sait où cela commence, où cela finit. Ce pourrait être insupportable ; en vérité, parfois, Judrin frôle les pires maladies : la préciosité, le moralisme virtuose, la giralducite, le dialogue blanc, trop complice de sa dualité. Mais il se trouve que j’ai relu ce Journal d’une monade, c’est la première fois que je relis du Judrin. Bien m’en a pris, c’est un écrivain comme on n’en fait plus guère, comme on n’en fera de moins en moins. Un « original ». Attaché à sa proie, têtu, se battant pied à pied au bord de son propre abîme, il ne faudrait pas s’y tromper, et cela dépasse infiniment les hiérarchies de la fantaisie littéraire. Je ne m’étonne guère de ne le voir citer nulle part dés qu’il s’agit de dresser la liste inspirée des hommes importants de l’époque.
Comment pourrait-il l’être ? Voilà un monsieur qui renvoie dos à dos, ou face à face, et Camus et Sartre et Freud, et tous nos actuels barbouilleurs de génie. Aussi intransigeant dans ses détestations – car il y a de la passion dans son cas – que dans ses amours. Il se trouve seul, et comment ne le serait-il pas, il avoue n’avoir de goût que pour les grands hommes. Drôle d’idée ! Etrange illusion ! Mais Judrin tient bon. Passe outre à toutes ses contradictions, d’un ordre assez relevé, et continue son Roger de chemin contre vents et marées. Non sans laisser passer parfois dans ses embardées on ne sait quelle trace de haute mélancolie ; non sans qu’ici et là on ne devine la fêlure, la blessure essentielle, la région calcinée. Mais il y a en lui de la tête brûlée, de l’indomptable bonnet rouge à pompon. Quelque chose du Baladin du monde occidental, je me demande pourquoi cette idée me vient sans prévenir. Oui, il y a un brin de folie en Judrin, qu’il soigne lui-même ; et encore un jeune paysan endimanché, à gants de beurre frais. Incapable de proférer autre texte que le sien. Amoureux fou des mots, qu’il traite sans défaillance, dans une chaîne respiratoire, on ne peut plus personnelle, alimentée par les effets papillotants de cette flamme haletante prise dans un courant d’air qui interdit à la fois l’ombre et la lumière absolue. Ayant, comme on dit, le soupir intelligent, ou n’ayant que le temps d’être éternel. L’intelligence étant son faible, il a manqué de bêtise trop tôt. Ce genre de petites remarques abonde, et l’on pourrait se lasser de telles trouvailles, s’il s’agissait effectivement de trouvailles. Mais non. Tout va ainsi, menacé par le guillemet, la parenthèse, l’italique. Or je vous défie de trouver un mot souligné, une phrase montrée du doigt. C’est au lecteur d’épouser le rythme, d’accompagner la musique aigre comme une matinée d’automne, entre le vert et le mûr citronneux, d’un Couperin revu par Poulenc.
Musique française, c’est le mot qui vient. A-t-il un sens ? Oui, si l’on considère qu’il y a chez Judrin, comme chez certains poètes français, Ponge, entre autres, quelque chose d’intraduisible. Et que la lecture de son œuvre par un Français pose quelques problèmes, par cela même qu’il est nécessaire de ne pas s’en croire quitte à première vue.
Puis il y a un Judrin qui se déteste. Un homme comme Paulhan l’aura sans doute un peu consolé du mal considérable qu’il pense de celui-là, de ce Judrin qui s’en veut de l’être. Mais trouve dans ce malheur la gaieté noire, le grain sauveur qui rend ses murs personnels moins durs à supporter, durs à s’en désongler, tant est furieuse son envie d’être, lui et pas un autre. Comme tous les êtres ivres de liberté, Judrin est coincé dans la sienne, n’en « profite » pas, mais allez l’en faire démordre, il se retire aussitôt au fin fond de son grenier. Et il écrit.
D’où l’allégresse de son discours. Il procède par petites touches, mines de rien, juste ce qu’il faut pour ne pas contaminer le trajet sensible, pas question de prendre, c’est-à-dire de perdre son temps, ce serait vexer l’énergie du moment, et nous livrerait-il son âme qu’on n’y verrait que du bleu tant le passage est rapide. C’est que sa foi est taillée à fer et à sang, il ne cède pas le moindre lopin des terres sur lesquelles il chasse, tuant vite et bien, dans l’espoir d’une résurrection définitive, sans trace de pleurnicherie, tous les oiseaux du langage qui traversent son ciel. Mais écoutons-le : « J’aspire à la concision. Je voudrais me passer de clous et de chevilles. Mon ambition serait de ne lâcher aucune phrase qui marche d’avoir marché. Il me la faut vierge et sage, habillée et nue, secrètement singulière et toutefois française comme un vieux proverbe. J’ai la folie qui, dans La Fontaine n’en fut pas une, d’être exquis et populaire, franc mais raffiné, impudent mais comme un âge d’or, près de la bouche et sans bredouiller, près des justes cadences loin du tambour-major. »
Beau programme. Légitime. Sérieux. Et vous ne trouverez jamais Judrin en défaut d’esprit. J’entends de cet esprit boulevardier qui veut qu’on ne résiste pas à un bon mot, à un calembour. Judrin est très difficile sur la marchandise. Il écrit comme s’il était immortel. N’est- ce pas la définition de tout écrivain digne de ce nom ? Et il y aura toujours, il faut l’espérer, un Judrin de service dans l’horreur des temps. Un homme capable d’écrire, un onze Mai 1968, de noter ceci, après tout déchirant :
« Mon petit exemple prouve qu’il n’y a point de désert d’où ne puisse jaillir une ombre verte, pourvu que la médiocrité de l’emploi permette au quant-à-moi de danser dans ses chaînes. »

 

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Iconographie

Roger Judrin sous les oliviers de Toscane

 

Roger Judrin sous les oliviers de Toscane

peu après la parution de "Dépouille d'un serpent"